©Eddy Mottaz / Le Temps

On pourrait le croire un peu esseulé et à l’écart, au sous-sol de la villa de l’Elysée, ancien écrin de Photo Elysée. Il n’en est rien. Anthony Rochat semble être le plus heureux des hommes dans son studio de numérisation, presque un second chez lui. Il faut dire que c’est un passionné. Tombé dans le bain – révélateur – de la photographie à 17 ans, il n’a plus jamais quitté l’univers du 8e art. La rencontre est néanmoins fortuite. Une mère qui l’inscrit en stage au studio Photogare à Morges, et le tour fut joué. Le début d’une vie professionnelle haute en couleur qui débute dans l’obscurité d’une chambre noire. Anthony passe sa première année à l’ombre, maniant avec précaution des papiers photosensibles sous l’œil attentif d’une lampe inactinique. Retour ensuite à la surface pour toucher un peu à tout, que cela soit derrière un comptoir ou un objectif.

Du bout du monde à Photo Elysée

Le Vaudois est aussi aux premières loges d’une vraie révolution: le passage de témoin entre l’argentique et le numérique. «J’ai fait mon apprentissage entre 2006 et 2009, où j’ai majoritairement travaillé avec de l’analogique. La passation de pouvoir entre ces deux techniques arrive pile à ce moment. Je me rappelle très bien le jour où on a reçu notre premier réflexe numérique au magasin. C’était un sacré événement.» S’il continue à travailler en studio, Anthony Rochat prend aussi son envol appareil au poing. Comme portraitiste ou photojournaliste pour un magazine de reggae, même si, sourire en coin, il semble n’assumer qu’à moitié cette courte période rasta. Un dernier boulot en tant que représentant pour une société de matériel photographique et puis s’en va. Et il s’en va loin. Avec la photographie comme premier amour et l’Asie du Sud-Est en second, il part pour six mois qui, à l’écouter, semblent s’être écoulés à la vitesse d’un obturateur. Comme tout grand voyage est aussi synonyme de retour, il finira par quitter les berges du golfe de Thaïlande pour revenir sur celles de son Léman natal.

Plusieurs autres collaborateurs sont arrivés à Photo Elysée après de longues pérégrinations, comme si partir loin était nécessaire pour mieux revenir. Si le «numérisateur en chef» de l’institution est retourné sporadiquement en Asie du Sud-Est, il n’a plus jamais quitté l’institution depuis son arrivée en 2015 «par la petite porte», comme il se le remémore. En charge de l’accueil pendant un certain temps, il finit par retrouver son premier amour au sous-sol du bâtiment: la photographie. Il troque alors les grands espaces asiatiques et les petits concerts enfumés pour un petit local au chauffage tout relatif en cette froide matinée de janvier. Ses compagnons de jeu? Deux flashs renvoyant une lumière neutre et aseptisée, des écrans d’ordinateur et, en maître des lieux, un appareil photo Phase One IQ4 de 150 millions de pixels «à la colorimétrie parfaite». La véritable Rolls de l’image de mode ou de publicité. Quand il commence à parler numérisation, prise de vue et conservation, Anthony Rochat ne s’arrête plus. Un flot d’informations envahit le local. Parfois dans le désordre, mais c’est aussi à ça que l’on reconnait la passion.

Pouvoir toucher les œuvres des tous grands

La numérisation des œuvres d’un musée comme celui de l’Elysée, c’est tout un art. On est bien loin d’un simple scan à l’imprimante que l’on sauvegarde d’un clic sur son disque dur. Déjà, l’institution ne numérise pas que des tirages papiers. Anthony Rochat met d’ailleurs un point d’honneur à utiliser le bon vocabulaire. Ici, on ne parle pas d’images, mais de phototypes: «Cela permet d’inclure tous les formats, car la numérisation concerne autant nos photographies opaques sur papier que des négatifs, des albums, des plaques de verre, des daguerréotypes… Photo Elysée a énormément de procédés primitifs desquels il faut prendre grand soin.» Un travail minutieux donc, où le Vaudois peut avoir entre les mains des objets centenaires comme des originaux d’illustres photographes. «Il y a effectivement des phototypes particulièrement précieux, comme certains de Gabriel Lippmann ou par exemple les planches-contacts de Che Guevara immortalisé par René Burri. C’est toujours très excitant de manipuler ce genre de clichés, mais ça ne me rend pas nerveux. Avec le temps, on finit par s’y habituer. Je n’ai d’ailleurs jamais endommagé la moindre œuvre», précise-t-il avec une pointe de fierté.

Reproduire à l’identique

Avec des gestes assurés, il prépare son attirail: un curieux assemblage composé de technologie de pointe pour la prise de vue, suspendu à la verticale au-dessus d’un robuste mobilier en fonte qui semble peser des tonnes. Ou quand l’extrêmement solide s’allie à l’extrêmement fragile. C’est un cliché alpestre du Lausannois Matthieu Gafsou qui fait office de cobaye. L’image est époussetée avec un pinceau, puis glissée sous une plaque de verre antireflet. Pas besoin de coller son nez sur l’appareil, l’opération est retransmise en direct sur l’écran d’ordinateur. Un simple clic et la photo est capturée, puis c’est au tour d’Anthony Rochat de véritablement entrer en scène. «Normalement la balance des blancs se fait en amont. Avec ce genre d’appareil, je la fais après, en me basant sur la charte de couleurs qui me permet de déterminer si la prise de vue possède la bonne dynamique. Le but est de pouvoir distinguer tous les niveaux de gris. En cliquant ensuite sur le gris neutre, cela va calibrer mes teintes.»

Pour que les couleurs soient rigoureusement les bonnes, les deux flashs émettent aussi un faisceau neutre d’environ 5500 Kelvin, la chaleur de la lumière lorsque le soleil est au zénith: «C’est une constante à respecter qui nous permet d’obtenir exactement ce que le photographe a désiré transmettre. En numérisant, on ne veut pas déceler mon interprétation de l’image. Le but est de la reproduire à l’identique, d’où ce protocole.» La suite se passe sur écran: rajouter le numéro d’inventaire de l’image, puis l’exporter au format tiff, idéal pour la haute définition. Une étape qui semble triviale mais qui renferme finalement une réflexion fondamentale sur l’avenir du musée. Si l’on numérise, c’est pour archiver et consulter les collections. Pour avoir accès à un phototype physique, rien de plus simple: il suffit de savoir où il est rangé. Pour un fichier numérique, même si on le trouve, encore faut-il pouvoir l’ouvrir. Pour s’en assurer, ce sont les archivistes numériques qui définissent le format que l’institution va garder dans le temps pour être sûr que dans 20, 30 ans ou 50 ans, le fichier ne nécessite pas un logiciel qui n’existe plus.

Les expos en avant-première

Un tel procédé prend évidemment un certain temps, surtout si l’on s’occupe de formats différents. Photo Elysée numérise en moyenne chaque année entre 5000 et 7000 phototypes. «2021 est une petite cuvée, avec 5410 numérisations, précise Anthony Rochat. La faute au covid, évidemment; il y a eu toute une période de télétravail où je n’ai pas pu avancer.» Epoussetage, verre antireflet, prise de vue, exportation du format digital, et on recommence, plusieurs dizaines de fois par jour. Mais tous les phototypes n’ont pas l’honneur d’être immortalisés par son Phase One IQ4. Les collaborateurs du département des collections auquel il est rattaché se chargent donc de tout un travail de recherche et de valorisation des fonds pour décider ce qui doit ou non être stocké sur disque dur.

Anthony Rochat reste aussi et avant tout photographe. Il a notamment réalisé des clichés pour une affiche de la Nuit des images ou encore pour la librairie. Le musée est un magnifique endroit pour explorer en profondeur les collections presque infinies de l’institution. Loin d’être un Sisyphe moderne, appareil au poing, tentant vainement de numériser des collections qui grossissent chaque année, le jeune homme est plutôt un orfèvre du 8e art. Il magnifie des fonds pour rendre intelligibles pour les générations futures des collections aussi précieuses que gigantesques. Petit privilège, et non des moindres, il peut aussi découvrir en avant-première le contenu des futures expositions: «J’ai déjà pu voir les prêts que Photo Elysée a reçu pour son événement de réouverture sur le thème ferroviaire, et je peux vous assurer qu’il y a des photographies incroyables! Je me les imagine déjà investir les nouveaux lieux à Plateforme 10.»

Un déménagement qu’il avoue malgré tout redouter. Si l’idée du musée lui plait, il semble chérir davantage encore son enveloppe charnelle: «Je me suis beaucoup attaché à la villa de l’Elysée et la quitter va être difficile, même si je me réjouis de découvrir un nouvel endroit et de nouveaux collègues. Ce qui est certain, c’est que même une fois installé à Plateforme 10, je reviendrai flâner dans ce parc. Et je continuerai à prendre cette maison de maître en photo, évidemment.»

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1 commentaire

  1. bonjour,
    c’est dommage pour un photographe de réaliser tout un article sans aucune autre photographie que votre portrait.
    J’aurais aimé voir aussi vos photographies dans cet article.
    J’aime beaucoup votre ancien musée de la photographie et son parc;
    à quand vos prochaines lectures de portfolios?
    Je viendrai sûrement visiter le nouveau musée de la photographie avec impatience ,maintenant.

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