Samedi 18 juin, 18h. Photo Elysée, qui lors de sa fermeture en septembre 2020 dans la demeure qu’il occupait dans le sud-est lausannois s’appelait encore Musée de l’Elysée, a rouvert ses portes huit heures auparavant. Désormais implantée à quelques mètres du Musée cantonal des beaux-arts (MCBA) sur le site de Plateforme 10, l’institution dédiée au 8e art occupe le rez inférieur d’un bâtiment conçu par le bureau portugais Aires Mateus e Associados, le premier étage étant destiné au mudac (Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains). Depuis le Café Lumen, situé au rez à l’arrière du hall d’accueil, la directrice Nathalie Herschdorfer observe le flux du public, qui après les portes ouvertes de novembre dernier découvre enfin les premières expositions proposées par les deux musées qui se partagent ce bâtiment commun ayant la forme d’un cube fissuré en son milieu.

Née en 1972 à Neuchâtel, où elle a grandi dans une famille d’artistes, Nathalie Herschdorfer a d’abord entamé des études de russe entre Zurich et Lausanne, avant de s’orienter vers l’histoire de l’art… et d’effectuer son premier stage au Musée de l’Elysée. Son master en poche, elle sera alors officiellement engagée par William Ewing, deuxième directeur de l’institution après son fondateur Charles Henri-Favrod, et travaillera douze ans comme conservatrice adjointe, avant de devenir commissaire indépendante en 2010 puis de reprendre en 2014 la direction du Musée des beaux-arts du Locle (MBAL). La voici de retour depuis le 1er juin à Photo Elysée, où elle succède à Tatyana Franck – partie diriger le French Institute Alliance Française de New York – et Nicole Minder, cheffe du Service des affaires culturelles du canton de Vaud, qui a assuré l’intérim durant cinq mois.

Nathalie Herschdorfer en compagnie de Nicole Minder, cheffe du Service des affaires culturelles du canton de Vaud, et Tatyana Franck, directrice de Photo Elysée de 2015 à 2021. ©Valentin Flauraud / Keystone

Une quinzaine de jours après avoir pris la direction de Photo Elysée, vous voici en train de vivre le week-end d’inauguration de Plateforme 10, ce nouveau quartier des arts lausannois. Comment vivez-vous ce moment historique, douze ans après avoir quitté la maison de maître du XVIIIe siècle qu’occupait jusque-là le musée ?

Je me suis d’abord rendue compte à quel point ce fut un long chemin pour les équipes. Si vu de l’extérieur, je suis impressionnée par la rapidité de la mise en place de ce nouveau quartier, je comprends que pour les gens qui ont mené chaque étape de ce projet, ces dernières années ont été longues et chamboulées, entre la pandémie, la fermeture au public du musée, le chantier puis le déménagement… Quand je suis arrivée le 1er juin dans ce bâtiment que je trouve absolument magnifique, les espaces étaient encore vides, il n’y avait ni mobilier ni signalétique, et aucune œuvre sur les murs. Deux jours plus tard, les caisses arrivaient et petit à petit, comme par magie, j’ai vu les lieux se transformer. Tout le monde a travaillé le nez dans le guidon sur un projet somme toute assez abstrait, et soudainement, le public souriant franchit le seuil du musée. C’est très excitant de voir cela, car si on travaille dans un musée, c’est avant tout pour le public.

Vous resterez à jamais la première directrice de Photo Elysée dans ses nouveaux murs. Un défi plus grand que si vous étiez revenue au Musée de l’Elysée tel que vous le connaissiez?

Inaugurer un nouveau bâtiment construit sur mesure, en particulier pour des collections qui nécessitent un climat et des espaces particuliers, est un moment magnifique dans l’histoire d’une institution, et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de rejoindre Plateforme 10 et Photo Elysée. C’est un vrai privilège d’arriver précisément au moment où il y a quelque chose à inventer avec le mudac et le MCBA, qui depuis près de trois ans fonctionne seul. J’intègre des équipes qui vont s’approprier les lieux et qui ont envie de penser ensemble à l’avenir.

Avec le mudac comme colocataire et le MCBA comme voisin, Photo Elysée doit désormais envisager sa programmation différemment?

Oui, et cela m’intéresse beaucoup. En tant que directeur ou directrice, on a plutôt l’habitude de gérer notre musée et ses services en toute autonomie. Or ici, un secteur comme l’accueil, l’informatique, la sécurité sont mutualisés entre les trois institutions. Et je viens de découvrir qu’il y a un atelier de menuiserie commun au mudac et Photo Elysée. Je trouve magnifique cette idée de travailler ensemble, de partager la même adresse, le même foyer, la même boutique et la même bibliothèque, tout en gardant chacun notre identité et nos collections. Je n’ai pas d’exemples d’autres musées qui fonctionnent comme nous à Plateforme 10. Il n’y a aucune recette à reproduire, nous devons la créer.

Chaque domaine artistique – photographie, design et beaux-arts – a son public fidèle. Dans une saine émulation, un des challenges à relever sera celui d’inciter les gens à se décentrer, que les amateurs de design viennent voir de la photo, et que les passionnés d’images s’intéressent aux toiles de maîtres…

Oui, mais en même temps il ne faut pas que le public qui vient visiter une exposition se sente obligé de tout voir. Le plus important sera de programmer nos différentes expositions de manière cohérente, afin de veiller à ce qu’il y ait en permanence quelque chose sur le site. Il nous faudra aussi peut-être penser nos programmes de manière large, avec par exemple un accrochage plus pointu dans une institution au moment où une autre propose une exposition grand public. Il nous faut à la fois penser aux familles et aux spécialistes afin d’élargir nos publics. Depuis que je suis arrivée, je prends beaucoup de notes, pour moi-même, sur tout ce qui m’étonne. Alors qu’on peut très vite être pris dans une forme d’habitude, j’essaie d’être consciente de toutes les petites choses, que ce soit un détail sur un bout de mur ou le fonctionnement du café ou de la billetterie, qui me permettront ensuite de me demander pourquoi on fait les choses d’une manière et non d’une autre.

Nathalie Herschdorfer au cœur de l’expositions inaugurale «Train Zug Treno Tren. Destins croisés» lors de l’inauguration officielle du bâtiment Photo Elysée/mudac. ©Jean-Christophe Bott / Keystone

Quelles sont les grandes différences que vous avez pu observer, indépendamment de l’architecture, entre le Musée de l’Elysée que vous avez quitté en 2010 et Photo Elysée que vous retrouvez en 2022?

J’ai l’avantage de bien connaître l’histoire de l’institution, que j’ai découverte en tant qu’étudiante. Je me souviens notamment des Nuits de la photo organisées par Charles Henri-Favrod, et aujourd’hui j’ai vraiment une pensée pour lui. Si ce lieu existe, c’est parce qu’il a su prouver en 1985 qu’un musée pour la photographie, ce qui était très rare en Europe, faisait sens. Mais autant je reste attachée à la maison du XVIIIe siècle à ses jardins, autant je trouve que l’architecture très sculpturale et un peu futuriste de Plateforme 10 affirme quelque chose. Sinon, ce qui a changé, c’est l’équipe, qui a doublé depuis mon départ et compte aujourd’hui 45 personnes. J’ai aussi découvert de nouveaux métiers, comme un atelier de restauration qui n’existait pas en 2010. Le département des collections comprend également des gens avec des compétences qui vont bien au-delà de ce que je connaissais. Cette professionnalisation est stimulante.

On dit parfois qu’il faut partir pour mieux revenir. Au fond de vous, étiez-vous certaine de retrouver un jour le musée ?

Non, pas du tout. J’avais choisi de donner ma démission au moment du départ à la retraite de William Ewing, dans l’idée qu’il fallait que j’aille me frotter à d’autres expériences. Vu que j’adorais mon métier et ce que je faisais au Musée de l’Elysée, la tentation était grande de rester. Je me suis donc fixé cette date butoir avec deux ans d’avance pour me forcer à partir, mais sans savoir ce qui allait advenir. Je n’avais en tous les cas jamais imaginé revenir ici. Si je suis là aujourd’hui, c’est parce que ce nouveau projet – cette ambition de travailler avec deux autres musées, de penser en collectif – est très exaltant. Faire vivre un nouveau quartier est un défi ambitieux. S’il y a plein d’activités durant ce week-end d’inauguration, cela ne veut pas dire que tout est réglé. Nous devons apprendre à faire vivre cette esplanade.

Photo Elysée a dorénavant à sa disposition un vaste plateau modulable de 1500 m², soit un doublement des espaces d’exposition. Enfin, vous bénéficiez d’un outil à la hauteur des enjeux liés à la manière d’exposer la photographie en 2022…

La maison de l’Elysée avait beaucoup de charme, et pour moi qui ai l’habitude de travailler dans des pièces avec des vrais murs, ce qui impose de faire du sur-mesure, tout change. Ici, je perçois la difficulté liée au fait qu’on peut agencer les murs à notre guise. La configuration qui est aujourd’hui celle de l’expo Destins croisés, sur la thématique des trains, n’est pas celle qu’on verra plus tard. Cette liberté et cette flexibilité sont un atout, mais ce n’est pas simple non plus. L’utilisation de l’espace est un nouveau défi, et c’est pour cela que je regarde avec intérêt comment les gens déambulent, s’ils partent plutôt à gauche ou à droite en bas des escaliers, quels endroits ils semblent préférer.

A l’heure où les images sont omniprésentes, quelles questions doit se poser un musée pour la photographie?

En 1985, quand le Musée de l’Elysée est devenu un des premiers du genre en Europe, il s’agissait avant tout d’affirmer que la photographie pouvait avoir son propre lieu dédié. Si des musées comme Niépce à Chalon-sur-Saône ou celui de l’appareil photographique à Vevey exposaient les objets, les caméras, il fallait prouver que la photographie avait sa place sur les murs en tant qu’œuvre d’art. Aujourd’hui, ce n’est plus un enjeu, puisque tous les grands musées des beaux-arts, et même la Fondation Beyeler, exposent de la photographie. Pour moi, l’important est dorénavant de faire entrer ce médium en dialogue avec les autres arts. L’histoire de la photographie montre qu’elle est née d’un croisement entre les beaux-arts et l’industrie. Quand je vois que nous devons à Plateforme 10 collaborer avec les beaux-arts et le design, cela me semble totalement logique puisqu’au XIXe siècle la photographie réunissait ces deux mondes. Nous devons dès lors continuer à valoriser le patrimoine photographique, tout en montrant que si certains musées des beaux-arts collectionnent désormais de la photographie artistique, nous avons dans nos fonds aussi de la photo documentaire, scientifique ou commerciale. Seul un musée de la photographie permet cela.

Une vue de l’expositions «Train Zug Treno Tren. Destins croisés», à voir à Photo Elysée jusqu’au 25 septembre @Eddy Mottaz / Le Temps

Au Locle, vous avez montré beaucoup de photographie, tout en y implantant la biennale en plein air Alt.+1000, que vous aviez créée dans le Pays-d’Enhaut. Quelles sont vos envies pour Photo Elysée?

Je souhaite proposer une programmation forte pour la photographie, mais aussi surprendre les visiteurs en faisant des liens avec les deux autres musées. J’aimerais beaucoup que dans nos expositions nous puissions inviter le MCBA et le mudac à travers de petits clins d’œil, de même que j’aimerais m’inviter avec de la photographie sur leurs cimaises. Mais j’aimerais aussi sortir des murs, comme je l’ai fait au Locle. Quand j’observe à Plateforme 10 cette esplanade et ces façades, je me dis qu’il y a du potentiel, notamment quand je repense aux souvenirs extraordinaires que j’ai de la Nuit de la photo… Mais il faut d’abord que j’en parle avec mes collègues! C’est important que Photo Elysée propose des rendez-vous au public, comme il faut aussi que le musée reprenne sa course internationale. Beaucoup de projets du musée voyagent, c’était déjà le cas lorsque j’y travaillais au début des années 2000, et il faut absolument profiter de cette réouverture pour développer encore plus cette itinérance. Photo Elysée doit pouvoir exister à l’étranger, au-delà de Plateforme 10, du MCBA et du mudac.

Maintenant que vous aurez prochainement toutes vos collections réunies sur un seul site et avec des conditions de conservation optimales, il vous faut aussi continuer à attirer des donations prestigieuses…

Ce qui est nouveau, c’est qu’il est désormais inscrit dans nos statuts que le patrimoine doit être librement accessible au public. L’espace dédié à nos collections, qui n’existait pas dans la maison de l’Elysée, est ainsi gratuit, comme c’est le cas au MCBA et au mudac. Nous avons plus d’un million d’objets dont des fonds d’archives complets de photographes de renom. S’il nous faut en effet attirer des fonds, rendre nos trésors visibles est tout aussi important, car cela permet de participer à la réécriture de l’histoire de l’art qui est en train de se faire au niveau international. La façon dont on a classé les arts par hiérarchie et selon les artistes doit être questionnée. En s’intéressant à nos collections, en montrant des choses inédites, il y a des histoires nouvelles à raconter.

Concrètement, quand verra-t-on vos premières propositions?

Je n’ai pas encore de date en tête… Je pense que cela commencera par de petites choses. Je suis par exemple convaincue qu’un musée doit être réactif face à l’actualité. Au Locle, j’ai décidé en mars de monter une exposition consacrée à l’Ukraine avec des photographies prises sur le terrain dès l’invasion russe à la fin du mois de février. Normalement, un musée passe environ trois ans sur une exposition, avec de longues périodes de recherches. Mais j’ai aussi envie d’avoir des espaces me permettant de réagir rapidement, ce que j’avais également fait avec le mouvement Black Lives Matter. Photo Elysée, en marge de ses très grandes expositions, doit être un endroit où on peut parler de l’image d’actualité.

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