Une vue de l’expo permanente «60 espèces d’espaces photographiques. Explorations dans les collections». ©Jean-Christophe Bott/Keystone

L’exposition 60 espèces d’espaces photographiques. Explorations dans les collections, conçue pour l’inauguration de Photo Elysée, s’entend comme un geste de revisitation et refiguration des collections de l’institution, de manière dynamique et évolutive. Fortes de plus d’un million de pièces, ces collections ont été constituées selon une perspective voulue généraliste depuis près de 40 ans.

L’intitulé s’inspire de l’écrivain George Perec. Il semble effectivement annoncer l’accrochage lausannois dans ses lignes parues en 1974 dans Espèces d’espaces: «Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le réinventer… mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité: une forme de cécité, une manière d’anesthésie.»

Au fil d’un accrochage alternant habilement ses rythmes, formats imagés et séquences, on retrouvera ainsi de nombreuses photographies choisies et regroupées en dix catégories thématiques. L’ensemble témoigne d’une palette expressive large et diversifiée, que ce soit en termes de formes, genres, histoires, cultures, techniques ou supports. Si les différentes rubriques peuvent refléter les stratégies d’acquisitions au gré des époques, elles ont aussi été augmentées dans leur réalité épistémologique par les sciences sociales: sociologie, histoire de l’art et des pratiques culturelles, anthropologie, études de genres…

Dispositifs et autoportraits

Au chapitre des Dispositifs d’exposition, on y remémore la densité des accrochages pionniers (1896-1914) dus au premier curateur de la Collection iconographique vaudoise, Paul Vionnet, avant de pointer le caractère installatif et «immersif» de reGeneration4 (2020), où la scénographie prend l’ascendant sur le tirage exposé parfois isolément. Invité avec la délégation suisse à l’Exposition universelle d’Osaka en 1970, l’écrivain-voyageur et photographe Nicolas Bouvier, lui, joue du cadre dans le cadre pour une salle d’attente à l’aspect science-fictionnel rougeoyant.

La section La Suisse, terre de créations se révèle métaphotographique, soit réflexive sur l’acte générique de prise de vues. Sont mises en «focus», les compositions palimpsestes de Corinne Vionnet (Mattherhorn). Elles se fondent sur une mise en couches de vues génériques de spots touristiques prises par des anonymes. La composition tire alors vers la peinture.

Se tirer le portrait remonte aux débuts de l’image argentique comme l’évoque la partie Autoportrait. Celle-ci questionne plus qu’incarne les codes fondant une société et un être dans sa représentation. Cindy Sherman s’y inscrit dans la tradition du portrait travesti filant du Caravage à Warhol. Sa refiguration en Photomaton de l’actrice Lucile Ball mêle morgue et glamour de film noir. Quant à elle, Elina Brotherus s’interroge sur où commence l’artiste et où finit le modèle au cœur d’une mise en abyme de la photographe et de l’acte de prise de vues. Féru de techniques photos qui envisagent l’image argentique tel un acte de construction, Geraldo de Barros dispose d’une paroi entière accueillant son surréaliste Autoportrait à la lumière abstraite et géométrisée.

Temps des séries

L’espace Sérialité abordant les instantanés formant série, parfois séquentielle, est une vraie réussite. «Être un couple, c’est ne faire qu’un. Oui, mais lequel?», se demandait Oscar Wilde. Fredericke van Lawick et Hans Müller, couple d’artistes allemands, œuvre sur cette singularité pour La Folie à Deux. A partir de cet être hybride dans la création, le binôme imagine une série de tableaux constituée de douze à seize images de soi. L’un des artistes occupe la pole position, l’autre se place au terme de la série. Entre ces deux extrêmes, il y a un mélange Photoshop des deux visages comme dans un morphing vidéo. Sous forme d’une galerie de quasi-poupées sculpturales s’affichent les visages victorieux d’une équipe féminine de patins sur glace proches de l’imagerie propagandiste chez Charles Fréger. Malgré des variantes expressives dans le visage, le collectif à la combinaison uniformisée supplante l’individu.

Encore relativement méconnue d’un large public, la nature morte photographique est souvent un héritage des beaux-arts, d’artistes d’avant-garde du début du siècle dernier et de l’imagerie publicitaire. Convoquant une dimension symbolique, ce genre dépeint le post-humain et le féminin oscillant entre chirurgie plastique et poupées pour fantasmes sexuels dans la série Poupées réelles (Real Dolls) d’Anoush Abrar.

Mises en écho

L’Acte d’image détaille une «puissance agissante sur le monde» de la composition photographique, écrit le commissaire d’exposition Lars Willumeit au détour de l’un des guides de visite. Elle met notamment côte à côte deux images. L’une anonyme et amateure témoigne des sévices commis sur les détenus de la prison irakienne d’Abou Ghraïb en 2003-2004. Relayé par médias et réseaux sociaux, le scandale sera mondial. L’autre est réalisée par le photojournaliste David E. Sherman, le 30 avril 1945. Devenue iconique et controversée, elle représente la photographe de guerre américaine Lee Miller, buste dénudé posant dans la baignoire de l’appartement munichois du Führer, qui s’est suicidé quelques heures auparavant.

Ou comment faire réfléchir sur le poids d’une mise en scène. Ici «la performance» est humiliante. Elle rappelle les charniers des camps de concentration dans ce tumulus de corps nus anonymisés à Abou Ghraïb sous le sourire de deux tortionnaires étatsuniens. Là en noir et blanc, la mise en scène marque allégoriquement le triomphe sur la barbarie nazie. Ex-mannequin à la beauté classique, Lee Miller, qui venait de couvrir la libération de Dachau et Buchenwald, figure ce retour du témoin de l’Holocauste dans l’ex-baignoire d’un génocidaire. Vertigineux, troublant et stimulant.

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