Kurt Tong, «Dear Franklin» (Editions Photo Elysée/Atelier EXB, 2022) ©Kurt Tong

Ce texte clôture le projet Elysée hors champ, démarré en septembre 2020 lors de la fermeture du Musée de l’Elysée dans ses murs historiques, en vue de son déménagement sur le site de Plateforme 10. Ce journal en ligne aura été alimenté durant 25 mois par Le Temps, en collaboration avec Photo Elysée.

Est-ce vraiment un livre photo? Ne serait-ce pas plutôt un ouvrage historique, ou un recueil de vieilles coupures de presse? Ou alors un roman-photo? Et quid du récit épistolaire qui le rythme? Dear Franklin fascine et déroute autant qu’il captive. Lauréat du Prix Elysée 2020-2022, le Hongkongais Kurt Tong développe dans ce petit volume publié au début de l’été une narration subtile et diffuse autour d’une histoire d’amour qui comme, tant d’autres, finira mal.

Encartée dans la sur-couverture dépliable de ce volume coédité par Photo Elysée et l’Atelier EXB à Paris (ex-Editions Xavier Barral), on trouve la reproduction d’une lettre envoyée de Shanghai le 1er mars 1937. Un certain Franklin y demande en mariage sa bien-aimée Dongyu. En guise de préface, Kurt Tong explique alors qu’il y a trois ans, on lui a demandé d’aller chercher un vieux coffre en bois dans la cave d’un immeuble d’habitation. Ce coffre était rangé dans une malle plus grande et fermée à l’aide d’un sceau taoïste. A l’intérieur, des lettres, des brouillons et des notes non envoyées, des livres, des magazines vintage et de vieilles photographies. Tout cela datant des années 1930-1950, et appartenant à un homme appelé Franklin Lung.

Photographes en milieu de carrière

Dear Franklin, entièrement réalisé à partir de ces archives miraculeusement conservée, est son histoire. Celle d’un jeune homme d’origine modeste, amoureux de la fille d’un haut gradé de l’armée chinoise. Kurt Tong, qui a débuté dans le photojournalisme avant de développer des projets plus artistiques et intimes, évoque à travers ce livre des sujets comme le déracinement et l’exil, le poids des conventions, le déterminisme social ou encore le thème tristement actuel de l’invasion d’un pays souverain par son voisin. Et forcément, développer un récit se déroulant sur fond de conflits asiatiques et mondiaux est aussi pour lui un moyen de dresser des ponts avec l’histoire récente de Hong Kong, cette ancienne colonie britannique rétrocédée à la Chine en 1997, et dont l’héritage libertaire a été ces dernières années réduit à néant par Pékin.

Le Prix Elysée, soutenu par Parmigiani Fleurier et dont chaque édition se déroule sur deux ans, avec d’abord l’annonce de huit nominé·e·s, puis l’année suivante celle du lauréat·e et enfin la réalisation du projet final, a pour mission d’accompagner les photographes en milieu de carrière, là où la plupart des prix couronnent des œuvres établies ou soutiennent la relève. Kurt Tong en est le 4e récipiendaire, ce qui lui a permis de finaliser ce projet sur lequel il travaillait depuis 2018.

Kurt Tong, «Dear Franklin» © Editions Photo Elysée/Atelier EXB, 2022

En 2021, lorsqu’il apprend qu’il va pouvoir se lancer dans la fabrication d’un livre, le photographe est coincé à Hong Kong, où les mesures sanitaires, à l’inverse de l’Europe, sont encore extrêmement strictes. C’est à distance, à travers quelques visioconférences mais surtout de constants échanges par email, «à l’image de la relation épistolaire entre Frankin et Dongyu, qu’il travaillera dès lors avec Lydia Dorner, en charge du Prix Elysée au sein de l’institution lausannoise. «On a très vite parlé de choses très pragmatiques et assez techniques», se souvient-elle. A l’origine, Kurt Tong avait prévu un voyage au Japon lors de la floraison du lys araignée rouge, un motif important du livre. Pandémie oblige, il devra y renoncer, au même titre que de plusieurs déplacements en Chine. Il tentera alors de cultiver la fleur chez lui et, en parallèle, réorientera son projet, augmentant notamment la part d’archives vernaculaires utilisées.

Pages de largeur inégale

«Au bout de quelques mois, on s’est rendu compte qu’il était en train de faire deux livres en même temps, avec d’une part l’histoire des deux amants racontée à travers leurs échanges épistolaires, et de l’autre toutes les coupures de presse japonaises et chinoises qui explicitent la toile de fond que sont la guerre sino-japonaise et la Deuxième Guerre mondiale», poursuit Lydia Dorner. C’est alors qu’est venue l’idée de réaliser un «Blow book», une technique notamment utilisée en magie et consistant à recourir à des pages de largeur inégale. Ainsi, en fonction de la manière dont on feuillette le livre, de gauche à droite ou l’inverse, des pages différentes apparaissent. Avec un jeu de cartes, cela permet de montrer des cartes numérotées ou entièrement blanches. Dans le cas de Dear Franklin, ce sont à choix les lettres et photographies ou les archives médiatiques qui apparaissent. Alors qu’il a été un temps question de réunir deux ouvrages distincts sous coffret, cette décision fait à la fois la singularité et le charme de l’ouvrage de Kurt Tong, qui peut aussi aussi se parcourir de manière linéaire si l’on veut découvrir de façon chronologique l’histoire de Franklin et Dongyu.

S’adapter aux besoins et envies des artistes: c’est ainsi que Lydia Dorner définit sa mission. «Lorsqu’ils sont en période intense de travail, je ne les dérange pas, mais ils savent que je suis là au besoin. Avec Kurt, malgré le covid et la distance, tout s’est fait de manière simple et spontanée. Dès qu’il se sentait coincé, il me faisait part de ses questionnements et on trouvait une alternative. On a également régulièrement échangé avec Nathalie Chapuis et son équipe, de l’Atelier EXB. Quant à la graphiste Coline Aguettaz, elle a vraiment fait un travail incroyable sur les matériaux, le système de pages de largeurs différentes, etc. Ce fut vraiment un travail collectif!»

Question ouverte

Au final, restait cette question: comment révéler si le fameux coffre en bois est réel ou non? «C’est alors qu’est née l’idée d’une lettre finale de Kurt à Franklin, sans révélation à proprement parler, mais qui est un joli entre-deux…» Et la Lausannoise de se réjouir d’avoir accompagné un livre photographique qui ne ressemble bel et bien à aucun autre. «Même si en laissant les lettres de côté on rate forcément quelque chose, on en apprend déjà beaucoup en regardant simplement les images et archives. C’est comme feuilleter de vieilles éditions de L’Illustré ou du Temps…»

Kurt Tong et Lydia Dorner à Arles, juillet 2022 © Debi Cornwall

Ce n’est finalement qu’en juillet dernier, lors du vernissage officiel de Dear Franklin dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles, que Kurt Tong et Lydia Dorner se sont rencontrés pour la première fois en présentiel, comme on dit désormais. La Lausannoise aime à croire, dit-elle, que le Prix Elysée, par sa dotation financière, est une vraie aide pour les photographes en milieu de carrière. Mais au-delà du soutien économique, ce qu’elle aime, c’est travailler de concert avec eux. Kurt est la quatrième personne avec laquelle elle a collaboré après Martin Kollar, Matthias Brugmann et Luis Carlos Tovar.

Le Prix Elysée 2022-2024 est sur les rails. Il compte pour l’heure huit nominé·e·s: Vincen Beeckman, Debi Cornwall, Siân Davey, Nicolai Howalt, Khashayar Javanmardi, Alice Mann, Gloria Oyarzabal et Virginie Rebetez. Nouveauté pour cette édition, les projets ne seront pas présentés comme les années précédentes dans un Livre des nominé·e·s collectif, mais chaque artiste aura son propre petit livre – disponibles début 2023 à l’unité ou en coffret. Une présentation des artistes et de leurs projets est prévue dans le cadre d’Art Genève fin janvier, avant qu’un jury international ne désigne le·la 5e lauréat·e du Prix Elysée, dont le travail sera exposé à Photo Elysée l’été prochain. A nouveau une belle aventure en perspective pour Lydia Dorner.

1 commentaire

  1. Dorner-Chevalley Jacqueline Reply

    Magnifique livre qui ouvre de nouvelles perspectives dans le domaine de la photographie !
    En toute objectivité..!!
    Avec mes amitiés.
    J.Dorner

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