Ella Maillart à Chandolin, 1982 ©Photo Elysée

Ecrivaine-voyageuse, photographe, aventurière… La quête de sens d’Ella Maillart (1903-1997) l’a menée à bien des horizons. C’est à Chandolin, entourée par les Alpes valaisannes, qu’elle pose ses bagages après la Seconde Guerre mondiale. Reportage inédit dans le refuge d’une des plus intrépides bourlingueuses du XXe siècle.

«J’aime faire partie du vent, du soleil et de la Nature», disait Ella Maillart. Depuis Chandolin, un des plus hauts villages habités d’Europe, son attrait pour ces lieux paraît évident. Mis à part le cri des choucas et le clapotis de la fonte des neiges printanières dans les gouttières, le silence est roi dans ce village ensoleillé du Val d’Anniviers, perché à 2000 mètres d’altitude. «Un nid d’aigle», comme l’écrit Nicolas Bouvier. A l’horizon, l’éther glacé des sommets enneigés se détache d’un ciel azur, comme pour évoquer les Monts Célestes que la Suissesse arpenta en 1932, à dos de cheval.

Atchala, le chalet d’Ella Maillart, Chandolin. ©Rachel B. Häubi

Atchala, nid d’Ella

Il faut gravir quelques marches pour atteindre la tanière d’Ella Maillart. Dans une allée fleurie, jonquilles et scilles de Sibérie s’éveillent tout juste du gel de la veille. Elle fait construire ce mazot en mélèze en 1948, et le baptise «Atchala», en souvenir d’Arunâchala, la colline sacrée qui dominait l’ashram où elle séjourna en Inde. Franchir le seuil de ce chalet bruni par le soleil, c’est pénétrer dans le nid d’une voyageuse. Statues tibétaines, tapisseries bouddhistes, atlas de l’Himalaya… Tout est resté intact. C’était la volonté des résidents actuels, et amis d’Ella, Anneliese Hollmann et son mari Bernard Muller. «C’est le calme et la pureté de l’air qui l’ont attirée à Chandolin. La route n’existait pas encore; il fallait marcher près d’une heure depuis Saint-Luc», explique Anneliese Hollmann, héritière d’Ella Maillart. Les deux femmes se rencontrent à Saanen en 1972 lors d’une conférence du sage Krishnamurti. C’est le début d’une longue amitié. «C’était une femme rayonnante et pleine de vie, explique-t-elle. Elle donnait du courage.»

Chez Ella Maillart, à Chandolin. ©Rachel B. Häubi

Enfance sur l’eau et la neige

Au cœur du vieux village, l’ancienne chapelle Sainte-Barbe abrite un trésor: un musée retraçant le parcours d’Ella Maillart. Après son certificat de naissance, on passe à des médailles et diplômes olympiques de son temps de sportive d’élite. De santé fragile, sa mère danoise l’initie au ski pour l’endurcir. «Elle a toujours dit que le sport lui a appris à aller jusqu’au bout des choses,» explique Anneliese Hollmann, membre de l’Association Les Amis d’Ella Maillart. C’est sur les rives du lac Léman que germe son émancipation. Dès ses dix ans, la Genevoise se passionne pour la voile avec son amie Miette: Léman, Méditerranée, Atlantique… Rien ne semble arrêter l’élan des deux jeunes filles.

Plus loin, une machine à écrire et une malle cabossée signent un tournant dans le parcours d’Ella Maillart. «Lorsque Miette est tombée enceinte et s’est mariée, c’était la fin de sa carrière de navigatrice», commente-t-elle. Modèle, doublure sur les plateaux de cinéma, enseignante,… Ella Maillart tâtonne et cherche un but à sa vie, ne s’identifiant pas au marasme de l’Europe de l’Entre-deux-guerres. A Berlin, en 1929, elle côtoie des immigrés russes dont les récits l’intriguent. Elle se lie d’amitié avec la veuve de Jack London qui lui offre 50$ pour son premier voyage: Moscou.

Giboulée de neige vers la vallée du Boron Kol au Tsaidam. Chine, 1935. ©Photo Elysée

L’inconnu démesuré

Des passeports et cartes de presse se mêlent aux carnets de route. Derrière une vitrine, des images de caravanes avoisinent le réchaud Primus qui a accompagné Ella Maillart dans les confins de l’Asie centrale. A Moscou, elle vit modestement et écrit sur la jeunesse russe et le cinéma soviétique. Sa curiosité l’éperonne jusqu’au Caucase qu’elle traverse à pied, puis au Kirghizistan et Turkestan russe où elle se mesure à «l’inconnu démesuré» des steppes asiatiques. Munie d’un appareil photo, elle s’initie à la vie des peuples nomades Kirghiz en proie à l’occidentalisation. Les clichés qu’elle rapporte subjuguent le Dr. Leitz, qui lui offre le dernier modèle du célèbre Leica.

«Plutôt que prendre des notes, elle photographiait», explique Anneliese Hollmann. «Ella répétait souvent qu’elle était née avec des yeux qui aimaient voir. Ses photos quasi-ethnographiques montrent son intérêt pour l’être humain.» Ella Maillart dit voyager «pour trouver ceux qui savent encore vivre en paix.» Si la photographie est un plaisir, l’écriture lui arrache de nombreux soupirs, tout en lui ouvrant les portes au journalisme. Reporter, elle se laisse emporter par sa «fièvre de voir le pays caché par l’horizon».

Lanchow, Chine, 1935 ©Photo Elysée

En 1935, elle est envoyée spéciale du Petit Parisien en Mandchourie, alors sous occupation japonaise. Avec Peter Fleming, journaliste anglais du Times, elle entame une traversée clandestine de la Chine: 6000 kilomètres de Pékin au Cachemire, en passant par les hauts plateaux ventés du Tsaidam. Un exploit qu’elle raconte dans Oasis interdites.

L’unité du monde

Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclate, Ella est à Kaboul. Elle vient de relier Genève à l’Afghanistan en Ford avec l’écrivaine zurichoise Annemarie Schwarzenbach. Si cette dernière rentre en Europe, Ella prolonge le voyage, en cheminement intérieur. Elle écrit à sa mère: «Voilà que j’ai 38 ans, une vingtaine d’années derrière moi – et peut-être autant devant moi pour trouver cette Réalité que j’ai pourchassée jusqu’ici sur terre et sur mer. (…) C’est en soi que chacun doit trouver son équilibre.» En Inde, auprès de deux sages hindous, elle cherche en elle «l’unité du monde» pendant cinq ans.

Diaporama: Parcourez le chalet et l’Espace Ella Maillart

Après-guerre, l’aventurière poursuit sa quête spirituelle à Chandolin, où elle réside la moitié de l’année «des dernières aux premières neiges». Elle ne cesse de retourner en Asie, organisant des voyages culturels jusqu’à ses 82 ans. Les dernières décennies de sa vie sont marquées par sa préoccupation face aux enjeux climatiques. «L’exploitation abusive des ressources naturelles, comme la surpêche, la bouleversait», explique son amie. Elle s’engage auprès de groupes activistes et écrit des articles pour le Journal de Genève.

A Chandolin aussi, elle met sa plume et son appareil photo au profit de la visibilité du village, menacé par l’exode rurale. «Elle souhaitait que la commune reste vivante, mais elle craignait aussi que la construction de la route en 1960 la dénature», précise Bernard Müller. Entre visites, voyages et jardinage pour «sentir le contact avec la terre», elle vit en harmonie jusqu’à ses 94 ans. «A la fin de sa vie, elle était apaisée et disait qu’elle avait accompli ce qu’elle avait à faire, partage Anneliese Hollmann. Bien que sa vie n’avait pas été facile, elle avait décidé d’être heureuse. Elle avait ce don de voir le bon côté des choses. Chaque fois qu’on la rencontrait, nos tourments s’éclaircissaient. C’était remarquable, et je n’étais pas la seule à éprouver cela.» Sa philosophie? «Vivre dans l’instant.»

Vue sur les 4’000 de la Couronne Impériale depuis le Calvaire. ©Rachel B. Häubi

Tandis que le soleil dore les sommets de la Couronne Impériale, le vent s’élève depuis la plaine du Rhône et brosse les mélèzes. Des buses en profitent pour planer sur ces courants thermiques, défiant les lois de la gravité. C’est assise face à ce ravin – nommé «Le Calvaire» – qu’Ella Maillart venait «écouter le silence». Il y a un quart de siècle de cela, au printemps 1997, ce même souffle libre emportait les cendres de cette intrépide bourlingueuse, pour un dernier voyage.

«Le voyage s’allonge et par moment il semble qu’il ne prendra fin qu’avec la vie; on se sent une chose passive emportée sans pouvoir», disait Ella Maillart.

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