Leo Fabrizio © Philippe Weissbrodt

Lorsque le Musée de l’Elysée ouvre ses portes, Leo Fabrizio a à peine 10 ans. A cet âge-là, visiter une exposition s’apparente davantage à une après-midi sacrifiée sur l’autel de l’ennui qu’à un instant impérissable. Et pourtant, à l’évocation du musée, plusieurs souvenirs ressurgissent instantanément: des danseurs nus derrière un drap, scandaleusement fascinants pour l’enfant qu’il était à cette époque, et la charpente du dernier étage. Obnubilé par ce dédale de poutre en bois, le futur photographe a pendant de nombreuses années été incapable d’admirer les expositions qu’il abritait: «Cette charpente attirait mon regard et supplantait les œuvres qui étaient présentées. Ce n’est sûrement pas pour rien que mon travail se concentre aujourd’hui sur l’architecture», s’amuse-t-il.

Découverte de la chambre photographique

L’émerveillement de l’enfant fait petit à petit place au regard plus analytique de l’étudiant. Visiteur assidu durant ses années à l’Ecole cantonal d’art de Lausanne (ECAL), Leo Fabrizio conserve une relation privilégiée avec l’institution lausannoise en assistant notamment aux enseignements de Charles-Henri Favrod, premier directeur de l’institution. Mais si la photographie a toujours eu une importance fondamentale dans sa vie, parler de vocation serait exagéré. A cette époque, la transdisciplinarité règne en maître et Leo Fabrizio navigue d’abord entre photo et cinéma, avant de se destiner à une carrière dissimulé derrière un objectif. «Je ne me suis pas voué à la photographie dès mes débuts, je n’en savais rien durant mes études. C’est venu sur le tard, avant même de comprendre ce que j’étais en train de faire. J’ai réalisé alors que la photo m’offrait une forme d’expression et d’écriture qui était à mon service, et non plus à celui d’un client ou d’une donnée.»


«Aiguilles de Baulmes, Vaud», 2001, de la série «Bunkers», ©Leo Fabrizio

Autre révélation: la chambre photographique 4×5. Un appareil lourd, imposant, qui nécessite un trépied mais surtout de l’engagement et une certaine discipline. C’est décidé, Leo Fabrizio ne travaillera désormais plus qu’avec cet encombrant matériel, qui lui impose une approche en complet décalage avec certaines pratiques actuelles. Alors que le terme «instantané» est aujourd’hui synonyme de photographie, lui recueille le temps long à travers des clichés qui se rapprochent plus de la mission héliographique que du paparazzo: «La chambre photographique est un rapport au monde. Elle vous donne une posture, une attitude, et braque l’attention sur vous. Chaque prise de vue nécessite plusieurs minutes de préparation. Je suis dès lors incapable de voler une image. Cela confère une forme d’honnêteté à mon travail car je n’ai pas la possibilité de tricher, d’emprunter des raccourcis.» Une façon de faire intrinsèquement liée à sa pratique. Impossible d’utiliser ce dispositif? «Je ne ferais tout simplement pas de photographie.» Un choix qui illustre bien sa façon d’envisager son art: sans concession.

Premier rendez-vous

Premier travail d’envergure avec sa Linhof Master Technika: la série Bunkers, interrogeant la Suisse et son identité à travers l’érection de ces milliers de casemates, incongruités de béton dissimulées un peu partout sur le territoire helvétique. Succès instantané: son livre s’écoule à plus de 2000 exemplaires l’année de sa sortie et il décroche son premier véritable rendez-vous avec le Musée de l’Elysée. En 2005, c’est donc à son tour de pouvoir accrocher quelques-unes de ses œuvres sous cette fameuse charpente. Sélectionné avec 50 autres jeunes photographes, Leo Fabrizio fait partie de la première volée à participer à l’exposition quinquennale reGeneration, véritable pavé dans la mare du monde de la photographie: «reGeneration opère un changement de paradigme. Ce projet a démontré que les écoles d’art étaient des réservoirs de talents en devenir. Avant cette exposition, la photographie fonctionnait façon vieille école. Il fallait avoir battu le terrain pendant des années pour arriver à une forme de consécration. Le Musée de l’Elysée a proposé un projet à rebours de tout cela en pariant sur l’avenir et en affirmant: «Voici la nouvelle génération!»

Une image de la série «Dreamworld», 2004-2007. ©Leo Fabrizio

Depuis cette idylle consommée, Leo Fabrizio a sporadiquement collaboré avec le Musée de l’Elysée, sans pour autant entamer un rapport fusionnel et exclusif. Depuis reGeneration, il s’est d’ailleurs largement émancipé de l’institution lausannoise, avec notamment des expositions aux Rencontres de la photographie d’Arles, à Harvard, New York, Madrid, et jusqu’en Chine. Sillonnant le monde avec sur le dos ses 40 kilos de matériel, il a ramené plusieurs séries de photographies de ses voyages, notamment Dreamworld, en Asie du Sud-Est, et Fernand Pouillon et l’Algérie: bâtir à hauteur d’hommes plus récemment.

«Grand Maïdan, Climat de France, Alger», 2018, de la série «Fernand Pouillon et l’Algérie» ©Leo Fabrizio

A l’entendre, aucun autre lieu ne saurait cependant avoir la même aura que le Musée de l’Elysée. Né à Moudon, il se considère d’ailleurs Lausannois de cœur, d’où ce rapport privilégié. Près de 35 ans après sa première visite, Leo Fabrizio continue de chérir ce qui le lie à l’institution: «L’Elysée, c’est une stèle, un élément fondateur pour moi, car il a été présent dans ma vie avant même que j’entame mes études. J’ai également eu des rapports avec le musée sous tous ses différents directeurs et directrices, et ai des images au sein de leurs collections. Une telle relation dans le monde artistique, ce n’est pas forcément insolite, mais ce n’est en tout cas pas anodin.»

Une histoire de chassé-croisé

A désormais 44 ans et avec près de vingt ans de photographie dans les jambes, Leo Fabrizio mesure également combien les musées sont inextricables de sa pratique. Car à ses yeux, le Musée de l’Elysée est aussi, et peut-être avant tout, un précieux outil de communication et un pont entre le public et l’artiste: «Aussi thérapeutique que puisse être la photographie pour mon propre plaisir, je fais avant tout ce métier pour montrer mon travail aux gens. En ce sens, les musées sont comme des églises. Ils permettent un instant de communion avec le public.» Une communion qui s’étiole malheureusement en cette période de coronavirus, et qui rappelle à Leo Fabrizio qu’une carrière est également faite de coups de chance, d’instants où il fallait être au bon endroit au bon moment. Car un projet, aussi abouti soit-il, nécessite parfois une conjoncture favorable pour avoir les honneurs des cimaises. Et c’est peut-être ce qui caractérise le plus la relation qu’il entretient avec le Musée de l’Elysée: «Mon histoire avec l’institution ressemble à un film, avec cette impression de chassé-croisé entre deux personnages, une rencontre qui ne se réalise pas vraiment car ce n’est jamais le bon moment. Mais le scénario est encore en cours d’écriture, à voir s’il y aura un happy end ou non», conclut-il, songeur. Si fin heureuse il y aura, ce ne sera cependant pas sous la charpente de son enfance. Peut-être à PLATEFORME 10?

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