©Dom Smaz pour «L’Elysée hors champ»

Elle était présente lors de l’inauguration du Musée de l’Elysée en octobre 1985 et à la fermeture de sa villa aux visiteurs en septembre dernier. Michèle Dépraz, 76 ans, semble porter en elle quelque chose d’intemporel. Dans son appartement de Préverenges, des vinyles de jazz se mêlent aux enregistrements classiques, tel un écho des années folles de la Beat Generation. Des tableaux aux airs austraux et africains ornent les murs, sous le regard serein de sculptures bouddhistes. Un voyage oculaire qui donne un avant-goût du parcours de cette intrépide bourlingueuse.

Marché au Pérou, 1972. © Michèle Dépraz

Née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à Porrentruy, la Jurassienne grandit entre Vallorbe et les rives du lac de Neuchâtel. Dès ses 9 ans, sa soif d’indépendance l’éperonne: elle travaille dans les champs et les boulangeries pour s’offrir quelques libertés. Le journalisme l’attire mais, allergique au latin, elle se réoriente vers le langage des images. Acceptée à l’Ecole de photographie de Vevey, les univers du reportage, de la publicité, de l’architecture et de l’art s’ouvrent alors à elle telle une promesse d’aventures.

Mai 68, Kerouac et le Jazz

Son grand-père la surnommait «La Rebelle». Enfant, elle s’avançait sur le lac de Neuchâtel gelé, défiant son frère d’aller plus loin qu’elle; adolescente, c’est en s’entassant dans des bistrots avec des étudiant·e·s de l’Université de Saint-Gall qu’elle refait le monde, une cigarette à la bouche et l’appareil photo toujours à portée de main. De Londres à Paris, Mai 68 emporte la jeune femme: «C’était l’époque où on voulait changer le monde. On se réunissait dans des métropoles pour débattre de comment on allait construire une société plus ouverte et égalitaire», se souvient-elle avec entrain.

Vente d’espadon et de thon au marché de poissons de Palerme, Sicile, 1997 © Michèle Dépraz / WWF-Canon

La même année, elle est licenciée d’un studio photo saint-gallois pour avoir posé nue pour un collègue. «On avait naïvement laissé les films suspendus pour qu’ils sèchent», rit-elle. Elle est sans emploi et la route l’appelle: après l’Algérie, elle embarque pour les Amériques avec pour dessein de traverser le continent du nord au sud, sous l’influence de Kerouac. Le voyage débute à Boston, où elle économise pendant deux ans en tant que serveuse et photographe indépendante. Un vent de libération souffle alors sur le pays: «Boston, dans les années 1970, c’était une folie sans nom», se remémore-t-elle, le regard étincelant. Elle évoque des soirées de jazz enfiévrées, rythmées par la trompette de Miles Davis, et sa rencontre avec la militante afro-féministe Angela Davis: «Pour me remercier d’avoir respecté son souhait de ne pas être photographiée, elle m’a finalement donné son accord. Je n’en croyais pas mes yeux.»

La militante afro-féministe Angela Davis en conférence à Boston, 1970 © Michèle Dépraz

En 1972, elle s’envole pour Rio de Janeiro, où elle rencontre une jeune Australienne du nom de Lyn. Ensemble, elles sillonnent l’Amérique latine: Brésil, Argentine, Paraguay, Chili, Pérou, Equateur… La route se prolonge et les deux femmes ne se quittent plus. «On a partagé 48 ans de nos vies, jusqu’à son décès en mai dernier», dit-elle d’un air pensif. Sur les tableaux qui l’entourent, Lyn est derrière chaque coup de pinceau: «C’était une artiste passionnée et engagée.»

Port Antonio, Jamaïque, 2014 . © Michèle Dépraz

De retour en Suisse, Michèle Dépraz est embauchée par René Creux aux Editions de Fontainemore. Elle participe à la conception de multiples ouvrages photographiques et se forge un réseau comprenant des grands noms comme Ella Maillart et Nicolas Bouvier. En 1985, à l’inauguration du Musée de l’Elysée, René Creux, malade, demande à la Jurassienne de l’accompagner: «Ma première visite au Musée de l’Elysée a été écourtée, explique-t-elle un peu gênée. Charles-Henri Favrod n’a pas apprécié qu’un invité vienne chaperonné.» Même son baptême au Musée de l’Elysée aura la saveur d’une révolte.

Engagée pour l’environnement

A la fermeture des Éditions de Fontainemore, la photographe rejoint sa compagne Lyn au WWF, où elle devient directrice de la photothèque. Elle y passera le restant de sa carrière, à illustrer les projets de l’ONG en tant que chercheuse d’images. Toujours armée de son appareil, elle profite de voyages professionnels pour photographier le trafic de défenses d’éléphants et de cornes de rhinocéros à Singapour, ou encore les marchés de poissons à Hong Kong et en Sicile. «Je souhaitais partager la beauté de la nature et montrer à quel point il est essentiel de la protéger», déclare-t-elle avant d’ajouter avec un sourire: «J’ai été extrêmement gâtée!» Qu’il s’agisse des Aymaras aux Andes, des Mennonites au Belize ou des Aborigènes en Australie, les communautés locales lui inculquent le respect de la diversité: «Les partages avec les locaux m’ont appris à contempler le monde à travers de nouvelles perspectives.»

Salvador de Bahia, Brésil, 1972. © Michèle Dépraz

Durant ses années au WWF, la Suissesse met sur pied une agence internationale de photographie environnementale, connectant des photographes du monde entier. Elle rencontre le Prince Philip, alors président de l’ONG, et se lie d’amitié avec Martine Franck, envoyée par Magnum aux Rencontres d’Assise en 1986 pour couvrir un colloque sur l’environnement. Epouse d’Henri-Cartier Bresson, la célèbre photographe belge était aussi la tante de l’actuelle directrice du Musée de l’Elysée, Tatyana Franck.

Commerce illégal de défenses d’éléphants et de cornes de rhinocéros ©Michèle Dépraz / WWF-Canon

Au tournant du second millénaire, l’engagement de Michèle Dépraz se politise. En 2002, elle est conseillère communale à Morges pendant quatre ans pour le Parti de l’Entente: «J’étais persuadée qu’en communiquant entre nous on pourrait construire un avenir plus sensé, qui tiendrait compte de l’humain et de l’environnement.» Mais la politique se révèle une désillusion: «J’avais l’impression d’être dans une cour d’école. Tout le monde se querellait, mais personne ne s’écoutait.» La septuagénaire soupire: «Au cours de notre carrière, on a fait ce qu’on pouvait pour l’environnement et l’humanitaire. Malgré l’engagement d’ONG et de communautés, on a l’impression que rien n’a changé.» Elle ne perd néanmoins pas espoir: «Ces jeunes qui s’engagent pour le climat me donnent du courage. J’espère de tout cœur que les nouvelles générations réussiront à changer les habitudes de notre société avant qu’il ne soit trop tard.»

«Fonte des glaciers», Glacier de Morteratsch, Grisons, 2011 © Michèle Dépraz

Avant de se coucher sur le Lac Léman, le soleil s’étire et dore la chevelure de Michèle Dépraz. Tout au long de son parcours, la Jurassienne aura été une adepte du Musée de l’Elysée et de la Nuit des Images. La cérémonie de clôture dans la maison de maître, à laquelle elle a été invitée par Tatyana Franck, signait la fin d’un chapitre: «D’une certaine manière, un pan de ma vie s’est refermé ce jour-là.» L’aventurière, qui n’a jamais cessé de photographier, se réjouit déjà de découvrir le nouveau visage de l’institution à PLATEFORME 10: «Le Musée de l’Elysée reste une fenêtre qui m’a permis de garder contact avec de nombreux photographes. Ces partages resteront en moi pour toujours.»

Musée océanographique, Valence. © Michèle Dépraz

3 commentaires

  1. Geninazzi nelda Reply

    Triste d’apprendre le départ de Lyn! Michèle, une super collègue pendant mes 20 ans de WWF et contemporaine. Bravo Michèle, beau parcours et félicitations pour votre article!
    Nelda

  2. Nos images ont figé le temps,
    Cet amour du négatif positivé fut autant de merveilleuses étapes que l’on a semé sur le chemin de nos vies.
    Nous avons apprécié tous ces instants privilégiés de nos existences, où chaque déclics se faisait le chronomètre de notre passion.
    Pour l’éternité, l’image est un art parfois et souvent un témoin.
    Nos images ont retenu le temps.
    Nous en fûmes les serviteurs par notre métier.
    Et tant pis si ce que j’écris fait un peu cliché !..
    Mon objectif est seulement de te féliciter,
    Bien à toi, grande bourlingueuse !..
    YD.

  3. Pas sur du bien fondé graphique de mettre le texte titre en travers du visage de la personne concernée.
    Est-ce conceptuel ?

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