Ella Maillart dans son chalet de Chandolin, 1982 ©Bernard Muller

Après une vie à parcourir des contrées reculées, la photographe et écrivaine-voyageuse Ella Maillart (1903-1997) a légué ses archives photographiques au Musée de l’Elysée, qui en assume aujourd’hui la copropriété. Si on connaît cette aventurière suisse pour ses récits de voyage inédits en Asie centrale, ses photographies nous plongent dans l’intimité de son regard.

Temple d’Or, Amritsar, 1975 ©Musée de l’Elysée

Tsaidam, 1935. Une caravane de chameaux avance, en silence, sur une terre de contrastes. Telle une flèche tendant vers l’inconnu, son passage scinde l’horizon où ciel et monts s’effacent, engloutis par un blizzard. Le regard se déroute et on sentirait presque une bourrasque nous gifler le visage, avant que la page ne se tourne, nous ramenant à notre propre temporalité, détachée de l’image. Ces sensations peuvent vous traverser en parcourant le fonds photographique d’Ella Maillart, où 12 000 clichés immortalisent près d’un siècle d’itinérance.

Derrière l’objectif, un regard azur

Pascale Pahud, 60 ans, connaît bien ce fonds. Documentaliste au Musée de l’Elysée depuis 1987, elle gère les archives photographiques de l’écrivaine-voyageuse depuis trois décennies. Elle se souvient encore de sa première rencontre dans les années 1990 avec la célèbre nomade, alors âgée de près de 90 ans: «Elle portait en elle une force intérieure qui me fascinait. Son regard et ses yeux bleus azur étaient impressionnants» D’un sourire, elle ajoute: «Son caractère était bien affirmé. Elle savait ce qu’elle voulait. Après tout, cela paraît essentiel pour s’aventurer, au début du XXe siècle, dans des régions souvent inexplorées et interdites.»


Ella Maillart avec son père et son frère (à droite) à Genève, 1904-1905. ©Musée de l’Elysée

Quelque 12 000 tirages originaux et 23 700 négatifs retracent les pérégrinations de l’écrivaine-voyageuse. A cela s’ajoute 450 tirages d’exposition, des films, des planches-contacts, des milliers de diapositives issues de ses conférences, ainsi qu’une vingtaine d’albums de famille. Pascale Pahud manipule délicatement le premier ouvrage familial de l’intrépide Suissesse. Du scotch bleu panse une reliure abîmée. «C’est un livre extrêmement précieux et délicat. Pour le protéger et éviter plus de manipulations, il a été entièrement numérisé», commente la documentaliste en l’ouvrant. Sur les pages, une enfance lacustre au Creux-de-Genthod, à Genève: «Il s’agit des images les plus anciennes et intimes d’Ella Maillart. On y aperçoit une complicité surprenante avec son père, ce qui était très rare et progressiste pour l’époque.»

Documenter le monde

Répartie dans 49 boîtes bleues, la «base de données» d’Ella Maillart prend la forme d’une cartothèque bien rangée, qui légende et situe chaque photographie. «Elle était extrêmement organisée, cela nous a facilité la tâche», affirme Pascale Pahud. Le premier directeur du Musée, Charles Henri-Favrod, semblait du même avis. «J’ai rarement vu [des négatifs] aussi bien maîtrisés: ils ont tous une fiche, avec un tirage de travail et une légende très complète», écrivait-il dans La Vie immédiate (1991).

Une telle rigueur va de pair avec un travail de valeur historique et documentaire. «Ella Maillart ne se considérait pas comme une photographe, mais comme une écrivaine-voyageuse, précise Pascale Pahud. «La photographie lui permettait de documenter le monde, et de garder un souvenir précis de ses voyages.» Si son Leica faisait office de journal de bord, les archives qu’elle confie n’en sont pas moins surprenantes: «Son fonds est non seulement un des plus conséquents du Musée de l’Elysée, mais il révèle aussi l’œil d’une photographe.»


Bergères tangoutes, 1935 ©Musée de l’Elysée

Si Ella Maillart a traversé moussons et tempêtes de sable en une seule pièce, son matériel photographique en a gardé quelques traces: «Plusieurs négatifs originaux sont endommagés car elle les transportait partout avec elle. Ils n’ont pas été épargnés par les nombreux déplacements, les variations climatiques et les mauvais traitements. Certains semblent presque être passés sous les pneus d’une voiture!», s’exclame-t-elle. Malgré ce fil à retordre, la majorité des clichés ont pu être préservés, par exemple en retouchant les occasionnelles abrasions. L’abondance de négatifs nitrate, usuels dans les années 1930, pose aussi des enjeux de conservation. «Ils se dégradent relativement vite s’ils sont gardés dans de mauvaises conditions et doivent être conservés à une température plus basse», explique la documentaliste en tendant un négatif vers la lumière: on y devine les dômes d’une cathédrale moscovite.

Après la liberté, la solidarité

Des portraits de nomades kirghizes aux sages hindous, les archives photographiques d’Ella Maillart appellent au voyage, mais aussi à l’émancipation. Pascale Pahud évoque la prestance de l’inébranlable nonagénaire: «Elle était extrêmement courageuse, et c’est ce qu’insuffle son fonds: la liberté d’une femme au XXe siècle.»

Un quart de siècle après le décès de l’aventurière, ses exploits continuent d’inspirer et de porter leurs fruits. Chaque année, l’Association Les Amis d’Ella Maillart envoie la moitié des recettes générées par le fonds à des projets caritatifs au Népal, au Kirghizistan et au Tadjikistan. «C’était la volonté d’Ella Maillart que cet argent soit redistribué à des associations», souligne Pascale Palud, avant d’ajouter: «Son influence ne va pas cesser de sitôt. Elle est devenue, à l’image d’Alexandra David-Néel, un emblème et une inspiration pour encore bien des générations.»


Vallée de la Hunza, Cachemire, 1935 ©Musée de l’Elysée

Dans un prochain article, L’Elysée hors champ vous emmènera en reportage à Chandolin, dans le chalet de cette bourlingueuse hors du commun.

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