©Kurt Tong

Imaginez un ancien coffre en bois scellé, contenant des lettres d’amour. Ecrites dans les années 1940, elles sont signées par un certain Franklin Lung, issu d’une modeste famille de Hong-Kong, et adressées à sa fiancée Dongyu, fille d’un général Kuomintang de haut rang. Mais l’histoire est tragique et le mariage prévu n’a pas eu lieu. En 1948, Dongyu meurt dans le naufrage du SS Kiangya, bondé de réfugiés fuyant l’armée communiste. Franklin, inconsolable, organise alors une cérémonie de mariage fantôme pour se lier à jamais avec l’esprit de Dongyu.

C’est ce destin incroyable que le photographe Kurt Tong a choisi de raconter, pour mettre en perspective les bouleversements politiques actuels, et qui lui vaut de recevoir le Prix Elysée 2020-2022. «Ce projet convoque à la fois la grande Histoire avec des sujets fondamentaux, tels l’immigration, la question des guerres, de l’expatriation, et porte également sur une histoire amoureuse qui touche chacun d’entre nous», souligne à ce propos Tatyana Franck, directrice du Musée de l’Elysée. 

«Dear Franklin», 2021 ©Kurt Tong

Dans ses travaux, Kurt Tong interroge ses origines. Né à Hong-Kong en 1977, il a fait ses études en Angleterre, puis épousé une Ecossaise, avant de retourner vivre avec sa famille à Hong-Kong, dans un monde qui se reconfigure à grande vitesse. La photographie devient un moyen de révéler ce qui demeure sous le tumulte des événements, des exils et des ruptures. L’artiste aime citer à ce propos le scénariste américain Ronald Bass: «Le monde ne cesse de changer. Nous devons regarder en nous-mêmes pour trouver ce qui demeure inchangé: notre loyauté, notre histoire commune, notre amour mutuel.» 

«A contre-courant du numérique»

Kurt Tong a commencé sa carrière dans le photojournaliste, mais il a préféré rapidement aborder des sujets qui le touchent intimement. Son travail met en lumière les invisibles, les oubliés de son histoire familiale, pour leur rendre justice. C’est le cas par exemple de sa « nanny », cette femme qui s’est dévouée aux soins de sa fratrie, mais qui n’apparaissaient qu’en arrière-fond dans les albums, sous forme de silhouette tronquée, de présence fantomatique. Il lui a rendu hommage dans le projet Combing for Ice and Jade, réalisé de 2011 à 2018. Précédemment, le photographe s’est penché sur l’histoire de son propre grand-père, dans une Tétralogie familiale, entre 2007 et 2013.  

«Dear Franklin», 2021 ©Kurt Tong

Lancé en 2018, le projet Dear Franklin mêle photographies de paysage prises aujourd’hui avec un appareil analogique, lettres, poèmes, légendes merveilleuses, documents d’archives patiemment recueillis dans les marchés aux puces, tel ce petit recueil de pensées, Separation et farewell, offerts aux soldats qui partaient à la guerre. Ou ces fleurs, collectionnées par un soldat qui les avait fait sécher entre les pages d’un autre ouvrage. On le devine, l’artiste aime le papier. Son projet trouvera sa pleine expression en se déployant dans un livre de photographies, comme si le livre papier demeurait, symboliquement, le seul véhicule qui permette de voyager en profondeur dans le temps, les sentiments et l’Histoire. «Je fais le choix d’aller à contre-courant du numérique, en reprenant des techniques anciennes: faire un livre papier ! J’espère que les lecteurs tourneront patiemment ses pages, découvrant l’histoire pas à pas, comme un roman», se réjouit le lauréat.

Faire parler les fantômes

Lancé en 2014, le Prix Elysée, décerné par un jury international, a justement pour but de permettre à des créateurs à mi-carrière de réaliser un livre. Kurt Tong pourra, au sein d’une entreprise collective, avec un éditeur, des graphistes, un directeur artistique de son choix, continuer de donner corps à Dear Franklin et réinventer notre façon de raconter l’Histoire : « Avec ce qui se passe à Hong-Kong depuis deux ans, les gens se focalisent sur les événements immédiats et oublient d’où ils viennent. Dear Franklin parle exactement de cela et reflète ce qui s’est produit 70 ans plus tôt, à la génération de mon grand-père.» 

La fameuse malle scellée de Franklin existe-t-elle ? Qu’importe, Kurt Tong la fait exister pour nous. Une histoire est réinventée chaque fois qu’elle est racontée, rappelle l’artiste. Alors, pour toucher intimement le spectateur et l’engager émotionnellement, le photographe se fait romancier, archiviste, poète, historien… Il passe allègrement les frontières entre les genres pour mieux faire parler les fantômes.  

Une rencontre publique avec Kurt Tong, animée par Lydia Dorner, a lieu mardi 22 juin à 18h sur la page Instagram du Musée de l’Elysée.  

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