©Jean-Christophe Bott / Keystone

La pandémie a accéléré la digitalisation de presque tous les domaines de la société. Concernant la photographie, les réseaux sociaux en regorgeaient bien avant mars 2020. Depuis des années, plusieurs dizaines de milliers de photos sont téléchargées chaque minute sur des plateformes comme Flickr ou Instagram, sans même compter le nombre de Snaps échangés. Cette omniprésence du médium photographique sur internet impose un questionnement pour un autre acteur du monde de l’image: les musées.

Sortir de chez soi pour se rendre à une exposition, est-ce encore pertinent alors qu’il est désormais possible d’à peu près tout trouver sur le web en quelques clics? A cette question certes un peu effrontée, Lars Willumeit, responsable des projets d’exposition du Musée de l’Elysée, a une réponse catégorique: «C’est une fausse croyance de penser qu’il est possible de tout trouver en ligne. Les derniers travaux des photographes ne s’y trouvent que rarement, et il n’y a pas tout qui peut y être téléchargé. Il ne faut pas non plus oublier qu’une exposition joue avec bien plus de dimensions qu’une œuvre visionnable sur un écran.»

Concentration et de contemplation

Une exposition offre en effet un cadre que les réseaux sociaux ne proposent pas: un espace entièrement dédié à la photographie, sur une thématique précise et rassemblée en un seul et même lieu apprêté pour l’occasion. Là où Instagram a tendance à éparpiller l’attention de ses usagers, une exposition produit l’exact inverse: «Elle impose au visiteur une forme de concentration et de contemplation qui est en total décalage avec le rythme effréné des réseaux sociaux. Le musée est un espace où le spectateur peut faire ses propres choix et ne se voit pas imposer une façon spécifique de «consommer» l’image comme cela pourrait être le cas en ligne», détaille Lars Willumeit.

A l’inverse d’Instagram, où se retrouvent pêle-mêle vidéos de chats, photographies artistiques ou humoristiques et montages en tout genre, une exposition est la plupart du temps monographique, monothématique, ou se voit donner une ligne artistique forte: «Cela permet d’offrir au spectateur une atmosphère particulière, où il a l’occasion d’interroger sa façon de regarder les œuvres face à lui. Cette disponibilité n’est pas facilement atteignable sur internet où l’on retrouve plutôt une culture de la rapidité et de la quantité.»  

Tous photographes

Etre exposé à l’ère des réseaux sociaux, c’est également pratiquer un métier qui a subi une très forte démocratisation. Et qui n’est pas forcément au bénéfice des photographes. La frontière entre professionnel et amateur s’est progressivement brouillée depuis que chacun possède une caméra dans sa poche et la possibilité de diffuser son œuvre à tout un chacun sur le web. Au point même où l’ancienne PDG de Yahoo, Marissa Mayer, provoqua un tollé en affirmant qu’«avec autant de personnes prenant des clichés, la notion de photographe professionnel n’existe plus.» Un constat que déplore Lars Willumeit, même s’il admet qu’il est malheureusement partiellement vrai: «C’est une déclaration intéressante car dans un sens, elle a raison. Depuis quelques années, il y a une importante baisse des revenus des photographes professionnels, accompagnée d’une dévaluation forte du médium photo en général. Pour s’octroyer les droits d’un seul cliché, on paie désormais par exemple le même prix qu’un abonnement annuel pour une banque d’images. Et ce phénomène a aussi eu un impact sur le monde artistique.»

Mais ce côté «tous photographes» ne date cependant pas de la suprématie du digital sur l’analogique. Cette démocratisation de l’image a aussi été embrayée par les artistes eux-mêmes, en se tournant notamment vers la photographie vernaculaire et l’art de l’appropriation. En s’intéressant au travail amateur, cette évolution de la culture visuelle dans les années 1990, qui avait déjà commencé en 1960-1970, a contribué à reconsidérer ce qui était «digne» d’être exposé dans un musée.

«Il y a eu à nouveau un changement de paradigme au début des années 2000, notamment avec l’exposition et la publication de Here Is New York: A Democracy of Photographs et le concept de journalisme citoyen. Présentée après la tragédie du 11 Septembre 2001, cette exposition regroupe sans distinction des photographies d’amateurs et de professionnels et représente un tournant dans ce qui a matière à être montré au public. Le Musée de l’Elysée a d’ailleurs accueilli cette exposition à sa sortie.» Six ans plus tard, l’institution s’emparait à nouveau de cette thématique en présentant Tous photographes. Cette exposition au nom évocateur invitait à faire dialoguer photographie amatrice et professionnelle, et abordait la question des supports, tant virtuels que réels.

Les réseaux sociaux comme outil

Réseaux sociaux et expositions photographiques ne font néanmoins pas mauvais ménage. Internet est d’ailleurs devenu incontournable en tant qu’outil de recherche, de promotion et de communication: «On se verrait mal évoluer sans Facebook, Instagram et consorts. Si on veut qu’une exposition ait de la visibilité, il est indispensable de se servir de ces plateformes. Faisant partie de la culture visuelle, elles exercent également une influence indirecte sur la façon de travailler des photographes. Mais ce qui est sûr, c’est que le digital ne remplacera pas de sitôt les expositions physiques», assure Lars Willumeit. Et ceci pour une raison d’ordre pratique: le rythme effréné de l’évolution technologique complique fortement la conservation des œuvres et leur exposition sur le long terme. Comment rematérialiser un travail stocké sur disquette dans 60 ans? Qui sait si un format .jpeg ou .pdf existera encore? Quel logiciel faudra-t-il utiliser pour avoir accès à certaines œuvres? Si le Centre d’art et des médias de Karlsruhe a déjà dédié un immense laboratoire à ces questions, les expositions physiques ne semblent donc pas vaciller face au digital pour le moment.

Numérique et physique n’évoluent pas non plus en vase clos. De nombreuses expositions proposent déjà d’intégrer des formats différents. Au Musée de l’Elysée, Etrangement familier invitait fin 2017 cinq photographes étrangers à poser un regard personnel sur la Suisse. L’exposition avait alors choisi d’intégrer une application permettant aux visiteurs de retrouver sur le web les lieux touristiques montrés lors de l’exposition: «Il faut suivre l’évolution des technologies et pouvoir proposer du digital dans nos expositions quand c’est pertinent.» Et une exposition 100% digitale? «Personnellement, je ne verrais pas ce mode de travail standardisé. Les exemples que j’ai vus n’atteignent pas ce qu’ils prétendent offrir, à savoir immerger le spectateur, et même avec des logiciels 3D et de l’intelligence artificielle, rien n’a jusqu’à présent été convainquant.» Mais alors quel futur pour les expositions photographiques? «Dans l’idéal, je vois avant tout cela comme quelque chose de plus vivant. C’est important que le lieu soit un véritable havre de collaboration entre artistes, visiteurs, curateurs… Que ce soit plus qu’une installation montée le temps d’une exposition et simplement fermée quelques mois plus tard. Mais plus prosaïquement, je crois déjà que tout le monde attend que les musées rouvrent. On a bien vu cette année que la culture sur ordinateur uniquement a clairement ses limites», conclut-il avec un sourire cette discussion sur… Zoom.

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