Sabine Weiss dans son atelier parisien, décembre 2020. ©Joël Saget/AFP

Un atelier couvert de lierre au fond d’une cour parisienne, une porte verte rehaussée d’un arbre de vie en métal ajouré, et puis, une fois le seuil franchi, des grigris dans le moindre recoin: ex-voto courant sur les murs et même l’escalier, statuettes ramenées de périples lointains et sculptures d’amis artistes trônant sur toutes les surfaces planes, étagères dévorées par les livres…

«Amoureux, Jardin des Tuileries, Paris», 1985 ©Sabine Weiss

La maison de Sabine Weiss a des airs de palais des merveilles. Chaque objet vous murmure ses souvenirs joyeux et invite aux songes. C’est sa fille qui a ouvert, venue embrasser sa mère avec affection avant de filer, vite relayée par Laure Augustins, son assistante, aussi chaleureuse que l’hôte. Depuis trois ans, cette dernière travaille avec la photographe à un minutieux travail de sélection et d’inventaire d’images d’une carrière qui a démarré en 1942, pour les acheminer au fil du temps vers le Musée de l’Elysée. Il y a trois ans, Sabine Weiss léguait sa production photographique à l’institution. Il faut souvent des années pour répertorier un fonds. Mais celui de l’artiste est singulièrement fécond, et elle-même redécouvre parfois ses propres clichés, restés au fond de leurs boîtes depuis un premier tirage.

Chagrin d’amour

«En cent ans, vous ne vous souvenez pas de tout ce que vous avez fait, sourit la photographe. Mais grâce à ce travail, je fais des découvertes et je revis certains moments, c’est sympathique. L’Elysée s’en occupe très bien, et je suis heureuse que mes photographies aillent dans un musée juste en face du lieu où je suis née, à Saint-Gingolph.» Sa passion pour l’image est née tôt. A 12 ans, elle immortalisait déjà son univers familier, avant d’aller se former auprès de la dynastie Boissonnas, à Genève, et d’honorer ses premières commandes, à 18 ans. Puis de filer à Paris dès la réouverture des frontières de l’après-guerre, à 22 ans, pour fuir un chagrin d’amour qu’elle évoque en riant. Et s’offrir un destin exceptionnel: celui d’une aventurière qui ne s’est jamais lassée d’offrir au monde son regard tendre et singulier.

«Françoise Sagan», 1954 ©Sabine Weiss

A 96 ans, Sabine Weiss a tout fait: portraits (Alberto Giacometti, Françoise Sagan, Niki de Saint Phalle, Anna Karina…), mises en scène espiègles pour la mode et la publicité, reportages. Elle a surtout photographié inlassablement la rue, et ses silhouettes pressées ou flâneuses, ses amoureux fougueux, ses gens de peu, et tous ses enfants la considérant comme leur terrain de jeu. Des scènes de vie lumineuses qui la rangent dans le courant de la photographie humaniste, aux côtés de Brassaï, Willy Ronis et Robert Doisneau. Elle raconte sa rencontre avec ce dernier, devenu un ami, dans les bureaux de Vogue. Elle avait 28 ans, ses boîtes de tirages plein la sacoche, afin de montrer son travail à Michel de Brunhoff, grande figure de la presse parisienne.

Phénoménale curiosité

A ses côtés, «un petit monsieur bougonnant: «Mmmmm, bien, mmmm…» C’était Robert Doisneau. Le lendemain, j’avais une lettre de sa part de l’agence Rapho, me demandant de présenter mes photos. Tout n’a été que ce genre d’heureux hasards», résume la modeste, allergique aux étiquettes, qui préfère parler de ses rencontres plutôt que de son talent, pourtant immense. De l’Inde aux Etats-Unis, elle a trimballé ses boîtiers partout, pour Life, le New York Times Magazine, Paris Match, Esquire, guidée par sa seule liberté et une phénoménale curiosité.

«Cheval ruant, portes de Vanves», 1951. ©Sabine Weiss/Collection Musée de l’Elysée

«Je n’ai pas pu me spécialiser. J’ai été vite happée par des circonstances amusantes. Ma première commande était pour les vitrines des grands magasins du Printemps. J’allais les photographier la nuit; il n’y avait personne, à part les belles du trottoir. Et puis ça a amené d’autres choses.» Capable de se fondre dans tous les univers, des plus humbles aux plus clinquants, Sabine Weiss a aimé tous ses sujets, avec singularité et une maîtrise technique absolue, à une époque où la photographie était un savoir-faire exigeant. «Je travaillais dans tous les formats, selon les commandes, et je garde toujours précieusement une boîte de films envoyée par Life indiquant la sensibilité de la pellicule: 6 ASA. C’est incroyablement lent pour arriver à répartir la lumière dans l’objectif pour une photo grand format. Totalement inconcevable aujourd’hui.»

«Chez Dior», 1958 ©Sabine Weiss

Son œuvre vient d’être gratifiée du Prix Women in Motion, qui met en lumière les femmes artistes partout dans le monde. La Suissesse s’en félicite, bien que l’ironie fuse lorsqu’on ose une question sur son statut de femme photographe: «Ah! cette question éternelle… Les agences et magazines ont toujours été très contents de travailler avec une femme, élude-t-elle. Et les seuls qui semblaient contrariés étaient les hommes photographes. Parfois, j’en croisais certains sur des prises de vues, qui lançaient: «Allez ma petite dame, poussez-vous, laissez faire les photographes. Autant vous dire que je ne me suis jamais poussée!»

Bonne humeur éblouissante

Sabine Weiss a aussi bourlingué à des milliers de kilomètres, souvent seule, mais emmenant parfois Hugh Weiss, son compagnon américain, un peintre épousé en 1950. «Il me servait d’assistant, de chauffeur… et de mari», rit-elle. C’est lui aussi qui avait trouvé cet atelier du bonheur à la fin des années 1940, jamais quitté depuis. On imagine la dose d’amour et d’insouciance qu’il leur avait fallu pour vivre dans un espace représentant d’abord 20 mètres carrés, avec l’eau et les toilettes au fond de la cour. Avant qu’ils ne gagnent assez pour élargir un peu les murs.

«Mariage gitan, Tarascon», 1953 ©Sabine Weiss

Son époux décédé, Sabine Weiss continue de les faire trembler de sa bonne humeur éblouissante. En trois quarts d’heure de discussion, elle a traité avec amusement chaque interruption: du chat réclamant inlassablement des caresses au ballet de coursiers venus récupérer des tirages à dédicacer – pour des cadeaux de Noël – mais aussi des exemplaires signés d’Emotions, le dernier beau livre qu’elle publie aux Editions La Martinière. La tenue fluo d’un livreur a particulièrement amusé son œil aiguisé. Si Sabine Weiss ne sort plus ses objectifs, son regard amoureux sur le monde n’a pas changé. Et elle a eu la merveilleuse idée d’immortaliser bien de ses fulgurances visuelles pour nous les léguer.

«Paris», 1953 ©Sabine Weiss/Collection Musée de l’Elysée
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4 commentaires

  1. Pingback: Portrait d'une grande dame de la photographie - Sabine Weiss, le goût des autres - In Fine éditions d'art

  2. Schneeberger Reply

    Bonjour
    Peut-on obtenir le livre de Sabine Weiss auprès de vous ?
    Si ou, à quel prix ?
    Merci pour votre prochaine réponse et surtout merci pour la qualité de votre site !
    Cordialement
    Laurent Schneeberger

    • Bonjour, le dernier livre de Sabine Weiss n’étant pas édité par le Musée de l’Elysée, mais par La Martinière, vous le trouverez en librairie.

  3. Pingback: «Ma rencontre avec Sabine Weiss», par Andrée Meister – L'Elysée hors champ

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